La mode : la seule à qui je jure fidélité
J’ai appris à aimer la mode comme on tombe amoureuse d’un mauvais garçon : sans prévenir, sans raison, sans aucune envie de s’en défaire.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voué une importance aux vêtements. En primaire déjà, je m’amusais à faire voler, s’envoler et virevolter ma jupe à la récré. C’était une véritable satisfaction. Flavie, Lucie, Justine et toutes mes copines s’en donnaient aussi à cœur joie. Nous tournions, tournions, jusqu’à nous étourdir et nous laisser tomber sur le bitume. Hormis le fait de nous faire rire aux éclats, ce petit jeu nous permettait de savoir laquelle d’entre nous avait la plus jolie jupe. Un concours de style à 7 ans, ça pose une base : j’ai très vite compris que je serais du genre à toujours jouer ma vie sur un pli de tissu.
Plus tard, il y a eu ma première paire de boots compensées (merci La Halle aux Chaussures et la patience de ma mère, obligée de me voir me trémousser dans toute la maison pour “faire comme les Spice Girls”). Je ne porte pas des vêtements. Je les habite, je les respire, je les transforme en souvenirs. J’en fais ma maison portative, mon confessionnal, mon talisman. Il faut dire qu’entre eux et moi, ça ne date pas d’hier.
Un de mes premiers souvenirs est une robe : bleue, avec un col Claudine. Ma mère l’avait choisie pour une photo de classe, en maternelle. Elle gratouillait un peu au cou, mais je refusais de l’enlever. Elle sentait la lessive fraîche et la joie qu’on ressent quand on est encore trop petit pour avoir peur du regard des autres. Si vous me demandez d’où vient ma passion, c’est peut-être de là : la certitude qu’un bout de coton peut contenir un monde entier.
La mode m’a toujours permis de dire qui j’étais sans avoir à faire l’effort de parler. Un matin, j’enfile une minijupe rose fuchsia et soudain j’ai l’allure désinvolte d’une héroïne de Pedro Almodóvar. Un autre jour, j’ose la combinaison léopard, bouche carmin : je suis une version low-cost de Bianca Jagger, mais ça suffit pour qu’on me prenne pour une meuf “indomptable”.
Depuis toujours, je me maquille de tissus. Je me maquille d’imprimés pour faire peur à ceux qui espéraient m’apprivoiser. Je me maquille de paillettes pour me rappeler que même un mardi de novembre mérite un peu de Studio 54.
La mode me bouscule, m’énerve, me ruine parfois, me sublime souvent.
Je rêve parfois d’être un peu couturière. Pas pour coudre parfaitement (je suis incapable de recoudre un bouton, je me pique toujours le doigt) mais pour comprendre la folie qui pousse un humain à donner vie à un simple bout de tissu. Gabrielle Chanel, Sonia Rykiel, Christian Dior… Ils n’ont pas juste taillé des robes. Ils ont sculpté des états d’esprit. Ils ont décidé qu’un corps féminin avait le droit d’être libre, moulé ou flottant, érotique ou androgyne.
D’ailleurs, je me prosterne souvent devant un tailleur Chanel, révolution féministe à boutons dorés. Devant le New Look de Dior, bombe atomique de féminité sortie des cendres de la guerre. Devant Vivienne Westwood, reine punk qui a prouvé qu’une épingle à nourrice pouvait être plus subversive qu’un discours politique. Devant Schiaparelli et ses robes surréalistes pour celles qui osaient dire merde à la bienséance. Mais je vénère tout autant ma chemise à fleurs vintage, shoppée dans une friperie. Elle n’est ni signée ni précieuse. C’est ça, ma mode : entre le musée et le vide-grenier. Entre Balenciaga et une brocante de village. Entre un rêve de soie et une chemise de pyjama volée à mon ex. Bref, je suis amoureuse de la mode comme on est amoureuse d’un bad boy : elle me bouscule, m’énerve, me ruine parfois, me sublime souvent.
Je sais qu’on dit qu’il ne faut pas s’attacher aux choses superficielles. Que le style est futile, que l’allure est trompeuse. Peut-être. Mais je préfère encore mourir superficielle qu’ennuyante.
Par exemple, quand je voyage, je vole des morceaux de mode aux villes qui m’adoptent pour un week-end ou un mois. À Bangkok, j’ai acheté des chemises customisées d’une créatrice thaïlandaise, brillantes comme un coucher de soleil qui ne veut pas mourir. À Bali, une combinaison blanche en gaz de coton qui me donne l’air d’une vierge italienne (mais seulement de loin, on se comprend). Une jupe colorée à Rome, tachée de spritz et de gelato fondu. Une robe brodée du Vietnam qui sent encore l'encens et le scooter à l’aube. Je suis une voleuse de tissus, une collectionneuse de fragments de monde. Je veux que mon placard soit un atlas. Chaque cintre : une escale. Chaque bouton manquant : une anecdote.
Et chez moi, tout est mélange : le foulard d’une copine, les imprimés qui hurlent leur liberté, les paillettes qui font la fête à mes jours sombres, les couleurs qui claquent au nez des pessimistes.
La mode m’a appris que je pouvais jouer avec tout : les volumes, les textures, les règles de bienséance. Que rien n’est plus excitant qu’un mélange de soie, de laine, de dentelle et de vin rouge sur une terrasse parisienne. Qu’un imprimé léopard est un poème pour celles qui n’ont pas peur du mauvais goût. Que les couleurs vives sont un pied de nez à la mélancolie.
Et si demain tout brûle, j’emporterai ma veste en daim à franges et une paire de talons qui me fait souffrir mais me donne 10% de pouvoir en plus. On ne refait pas une fille qui, enfant, faisait voler sa jupe pour exister un peu plus fort.
Un vêtement doit suer, pleurer, rire avec vous. Sinon, à quoi bon ?
Pourtant, dans ce monde de tissus et de rêves, il y a un parasite : la fast fashion. Cette usine à fringues qui broie l’intimité de nos armoires et piétine nos histoires. Bien sûr que j’y ai succombé, moi aussi, coupable. Mais j’essaie de freiner, de ralentir au max, de ne pas me laisser embarquer dans la spirale. Cette machine à flinguer l’intimité textile, à produire des tonnes de fringues mortes-nées, sans passé ni avenir. Je la hais un peu, comme on déteste un amant qui ment trop bien. Un vêtement acheté pour être vu une fois, puis oublié au fond d’un tiroir ou balancé dans un conteneur humanitaire qui n’a jamais rien d’humanitaire. Un vêtement doit mériter son destin. Il doit suer, pleurer, rire avec vous. Sinon, à quoi bon ?
Et c’est là que la fast fashion me brise le cœur. Cette industrie qui nous vend le rêve d’être quelqu’un de nouveau chaque semaine, sans jamais nous laisser le temps d’être quelqu’un vraiment. Ces robes bon marché qui ne connaissent même pas la chaleur d’un vrai été, ces jeans éphémères qui ne serreront jamais une cuisse pleine de larmes après une rupture. Triste sort pour un vêtement : naître pour mourir avant d’avoir vécu.
La mode mérite qu’on la respecte. Qu’on la laisse faire son travail de magicienne : sublimer nos humeurs, épouser nos formes, s’adoucir avec nos souvenirs. Les vrais vêtements, ceux qu’on chérit, vieillissent avec nous. Ils s’assouplissent à force de nos chutes, se décolorent au soleil d’une après-midi trop longue, sentent notre peau au réveil. Ils sont ce qu’il reste quand tout s’efface. La mode n’est pas un uniforme de magazine. C’est un autoportrait mouvant, un exutoire, un terrain de jeu et de provocation. C’est Dalida en robe lamée, Coco Chanel en tailleur masculin, Rihanna nue sous un manteau de fourrure. C’est tout ça, et plus encore.
Je suis de celles qui veulent des imprimés audacieux, des couleurs qui crient plus fort que mes complexes, des matières qui caressent ou griffent selon l’humeur. Je veux du velours qui console, des sequins qui insultent la routine et rappellent qu’on peut être reine un jeudi soir de pluie.
Chaque trouvaille est un orgasme. Une dopamine instantanée. Il y a ce moment, que seules celles qui aiment vraiment s’habiller comprendront : ce frisson quand on pose la main sur la pièce. Celle qu’on cherchait sans le savoir. Celle qu’on mérite après toutes ces heures à fouiller, à hésiter, à douter. Cette pièce-là est une victoire silencieuse. Une déclaration d’amour à soi-même, à ses excès, à son goût parfois douteux. Et je bénis chaque seconde de cet instant-là.
Et si un jour la mode disparaît, moi je disparaîtrai un peu avec elle. Parce qu’elle est mon territoire d’excès, mon scandale, mon secret le plus bruyant. On me demande parfois ce qui se cache derrière mon allure. Derrière mes motifs sauvages et mes volumes XXL. Je réponds : tout et rien. Mes drames, mes renaissances, mes nuits blanches, mes fous rires, mes mille femmes intérieures qui veulent toutes sortir en même temps.
Et quand on me dit “tu as trop de vêtements”, je réponds : non. J’ai des histoires. J’ai des blessures cousues main. J’ai des souvenirs que je porte sur mon dos pour ne pas les oublier.
Alors voilà ma déclaration : je porterai mes tissus comme on porte ses rêves. Je continuerai de me planquer derrière un jogging délavé un matin de gueule de bois. Je continuerai d’acheter une robe brillante sans occasion, juste parce qu’elle me fait sentir que la vie peut être plus grande que moi. Je continuerai de laisser mes vêtements me trahir et me révéler.
Et quand tout le reste s’effondrera, il me restera toujours ça : une vieille jupe, un bout de soie, une maille trouée, et tout ce que ça dit de moi.
Parce qu’au fond, ce n’est pas juste de la mode. C’est une promesse que je me fais à moi-même : celle de ne jamais cesser d’être multiple, excessive, colorée et un peu too much (ok, je l’avoue).
Ma déclaration finale ?
Je veux qu’à mon enterrement (car oui, on y pense quand on écrit une ode pareille) on dise : “Elle n’a pas toujours été sage. Mais elle était toujours bien sapée pour ses conneries.”
Bisou.